Personnages :
- Un médecin
- Le majordome
- Lucifel
Fictifs :
- Abdiel
- Baël
- Cali
L’histoire se déroule en une seule scène sans prendre en compte les entrées (et sorties) des personnages.
L’atmosphère est lourde dans la demeure d’Anagura, les couloirs glauques transmettent l’écho des pas rapides des apprentis sur le sol humide et nauséabond de l’aile nord du manoir.
Dans l’antichambre du « Saigneur », le majordome attend, trépigne d’impatience en en effectuant les cents pas.
Soudain, une porte coulisse et le médecin fait son apparition l’air grave et déconcerté.
Le Majordome. Hé bien ?
Le Médecin. Statique.
Le Majordome. Son humeur ?
Le Médecin. Maussade.
Le Majordome. Maussade ? Normale donc ?
Le Médecin. Normale.
Le Majordome. Ses battements de cœur ?
Le Médecin. Aucun.
Le Majordome. Normal donc ?
Le Médecin. Normal.
Le Majordome. Quelle est votre conclusion ?
Médecin. Dépression.
Le Majordome. Mais je ne vois pas du tout ce qui pourrait le déprimer, il a pourtant ses dents, sa lame, du sang frai chaque jour… Et du pouvoir.
Le Médecin. En êtes-vous certain ?
Le majordome esquisse une mimique d’affirmation déballant un parchemin qu’il gardait enfoui dans son pourpoint. Il le tend gauchement, comme pour se donner de l’allure et commence à lire diverses notes qu’il prenait sur le comportement de son maître :
Le Majordome. Depuis son rétablissement, il a éventré dix-sept laquais, bu le sang de quarante six vierges à son service, fait acheter au bas mot pour une somme de deux cents mille pièces d’or de meubles et parures. Il a renvoyé une centaine d’ouvrier au cachot et fait travaillé les deux cent autres jours et nuits pour rattraper les travaux de Selenia. Il n’est pas allé une seule fois au temple, arpente les rues de la cité bigrement au moins trois fois par nuit, rédige un flot de missive ahurissante à destination de la Corporation et assimilé.
Vraiment, son comportement est toujours aussi cruel et impérialiste, je ne vois pas en quoi il serait déprimé !
Lucifel entre dans l’antichambre, il a mauvaise mine, il s’abîme et s’affale sur un siège le regard vide.
Lucifel. Miasmes ! Ce ne sont que des miasmes, de vulgaire pastiche sans ivresse, je m’en repais jusqu’à vomir sans que cela ne me procure la moindre délectation.
Le Majordome. Votre seigneurie, vous ne pouvez dire cela. Votre regard il s’illumine encore à chaque crime, vous accomplissez vos frasques avec tant de zèle et d’aisance.
Lucifel. Foutaise ! Cela m’ennui, j’y perd goût. Ce ne sont que des souvenirs…
Le Majordome. Allons mon maître, votre manoir n’a jamais été aussi somptueux et d’autres trésors sont encore à venir. Que vous pourriez négliger d'ailleurs, tant votre goût pour la luxure gâtera déjà vos hôtes. Votre force n’a pas ternie et vous veillez désormais nuits et jours. Plus rien ne peut vous surprendre. Vous n’en sortez que supérieur…
Lucifel. Dérisoire ! Futile ! Ma passion s’en est allée, je suis condamné à devenir sage.
Le Majordome. Ah permettez ! J’ai les preuves de vos excès !
Lucifel. Foutaise ! Ce sont des caprices sans extase, du vin terne et stérile. La vérité est que mes vices s’en sont allés avec mon corps, en poussière ! Je ne ressens plus rien, la chair ne m’attire plus et mon âme cruelle se range de désespoir. Je ne suis qu’une parodie de moi-même.
Le Majordome. N’avez-vous donc pas remarqué ? Vous inspirez toujours la crainte et le respect chez vos suivants. Depuis votre retour on dit de vous que vous êtes encore plus infernal.
Lucifel. Fadaise ! Baliverne ! Je t’aurai déjà tué pour ton insolence ! Mais cela ne m’apporterait aucune satisfaction. Mes stupres s’évanouissent dans la lassitude, le sang ne m’inspire qu’une banalité insupportable, je l’ai déjà versé des milliers de fois.
Les esclaves ne sont que des esprits faibles, ils sont habitués à me craindre et ne voient de moi que l’icône que j’incarnais. Mon ego lui-même se flétri… Ces pauvres mortels, ils n’ont pas même remarqué ma métamorphose. Je ne suis plus bon qu’à être Tapsien !
Un vent s’immisce dans la pièce et tourbillonne, faisant valser les feuillets du valet. Discrètement le Médecin se défile quittant la pièce d’inquiétude. Le majordome ne bouge pas tandis que le regard de son maître s’illumine, jubile à fulminer de perfidie.
Semble-t-il que les trois êtres ayant fait leur apparition ne sont visible que pour le golem. L’un semble prendre les devants tandis que les deux autres ricanent, sans cesse, d’un rire glauque et perfide. Par la suite, lorsqu’ils s’exprimeront, Lucifel répètera leur parole à voix haute, comme éprit d’une folie soudaine, une folie démoniaque.
Cali. « Le Saigneur » se fourvoie, quel curieux portrait !
Lucifel. Ce pourrait-il que des êtres sublimement insidieux viennent me faire la morale ?
Cali. C’est que le mal a sa vertu, lui aussi et vous lui devenez hérétique…
Le Majordome. Vous ne l’avez pourtant point trahi mon maître.
Lucifel. (au majordome, sévère) Tais-toi donc insolent !
Il semble absorbé par ses visions, une passion renaissante.
Cali. Nous voilà enfin libéré, c’est que de peu nous nous serions égaré dans votre pathétisme. Il est grand temps que nous prenions les choses en main.
Lucifel. (d’un ton faussement agnostique) Vous ? Qui aurait des leçons à me donner sans que je ne l’étripe ?
Le Majordome. (godiche) Vous voyez mon maître.
Lucifel l’ignore totalement.
Cali. Vous gaussez « Saigneur », vous sombrez dans le reniement alors que le fiel vous souri. C’est une révolution et non une fin !
Lucifel. Et qu’est-ce que tu appel révolution ?
Le second avatar prend la parole à la place de son homonyme. Le majordome semble dépassé. Les autres ricanent encore et toujours.
Baël. Changez votre perception du mal.
Lucifel. C'est-à-dire ?
Baël. D’abord le faire disparaître.
Le Majordome. Pardons ?
Baël. Ne plus parler de mal, ni de ses attributs, le faire disparaître pour le rendre efficace.
Lucifel. Plait-il ?
Baël. Le dispenser de sa réalité concrète, ne plus le voir et le nier. Il y a trois formes essentielles…
L’être s’écarte pour laisser place au troisième.
Abdiel. Je suis une apparence selon laquelle il n’y a pas de mal. Cela consiste à chercher à faire quelque chose de bien. Et, si ce n’est pas le bien en soi, c’est de faire quelque chose de bon pour soi. Le bien et le bon pour seule fin, en privilégiant l’individu.
Imaginez « Saigneur », quand on fait croire cela, le mal n’est plus qu’un accident, une broutille. Le mal devient négligeable, une coquille vide et le fauteur passe pour innocent.
Lucifel. Ingénieux, qu’est-ce donc que ce stratagème ?
Abdiel. L’idéalisme ! Lorsque les consciences sont éprises et fourvoyés par un but aussi florissant, la porte est ouverte au vice sans que cela ne soit condamnable. Il s’imprègne.
Le golem lâche un éclat de rire sardonique tout en désignant le second avatar.
Lucifel. Et toi Baël ?
Baël. Selon ma doctrine, le mal est un moindre mal. Un mort vaut mieux que cent, trancher une ennemie en prévention vaut mieux qu’une guerre ouverte.
Un petit mal sans importance, punir un innocent pour donner l’exemple, l’intimidation.
Un semblant de justice en tant que justesse, cela paraît donner de l’ordre, on l’accepte, on l’acclame. La relativité triomphe, un petit mal obvie un grand mal.
Cela devient du calcul, de simples chiffres que l’on minimise et qui passent pour stratégie…
J’analyse, je ne sens rien, je n’ai pas de regard moral, je suis…
Lucifel. Tu es ?
Baël. Le pragmatisme.
Lucifel. Est cela pourrait paraître acceptable ?
Baël. Assurément ! La froideur en l’absence de sentiment, en ce bas monde, cela passe pour de l’éthique.
Lucifel. Juste. Et toi Cali ?
Cali. Cela vise à convaincre que le mal n’est jamais volontaire. C’est de l’abysse de l’âme, du tréfonds de l’être qu’il surgit.
Lucifel. Du délire pur et simple, cela n’est pas crédible.
Cali. Au contraire, on tue au nom d’Hécate, pourquoi ne pas tuer au nom du subconscient ? Il tue, il vole par manque d’amour, ho l’être infâme et cruel qui est pourtant innocent ! Ce n’est pas lui mais une forme qui le dépasse, qui le fait se muer et prend contrôle de lui-même.
Lucifel. Fantasque purement fantasque !
Cali. Mais qui n’adule pas la fantaisie, qu’elle facilité de s’innocenter et de passer pour un aliéné plutôt qu’un être condamnable. Au fond on sert toujours une noble cause, ce n’est que quelques écarts dus au mal qui nous ronge, mais que l’on veut vaincre.
Lucifel. Bah voyons c’est de la malignité lokienne tout simplement.
Cali. Du psychologisme « Saigneur » !
Lucifel est hilare, à la fois incrédule et conquis, au fond ce qui l’anime n’est-ce pas le défi ?
Lucifel. Me faire passer pour bon, louer de grands principes ? Ne punir que celui qui atteint le bien de tous, et réprimer légitimement pour asseoir sa gloire ? Se justifier de quelques vices par un penchant indépendant de sa propre volonté ? Et étendre ma doctrine à mes sujets, l’étendre à travers la steppe ? Voila qui est outrecuidant, fallacieux, machiavélien et lunatique !
J’aime ! Qu’Hécate m’entende en cette heure, nous rendrons ses fidèles plus sombres encore. Et quand bien même ils seraient persuadés du contraire, ils n’en plongeraient que plus profondément dans leur bonheur égoïste et versatile.
C’est une grande œuvre pour l’existence, me voila « humaniste » !
Le golem ricane et paonne, d’un bond il se redresse à nouveau fier et narcissique. Sa mégalomanie s’imprégne dans son aura étincelante de ténébrisme.
Il quitte l’antichambre pour rejoindre ses quartiers tandis que le majordome jusque là silencieux semble troublé par les « réflexions » de son maître. Il s’assoie et allume sa pipe, il hume la fumée et en recrache quelques cercles irréguliers qui rapidement se dissipent dans l’air sulfureux du mont Anagura. Des esclaffements parviennent encore de la chambre du golem.
Le médecin entre alors dans l’antichambre, l’air empirique mais cependant, un poil confus.
Le Médecin. Mais que ce passe-t-il, il rit ?
Le Majordome. Oui, sa seigneurie a entièrement retrouvé son allégresse.
Le Médecin. Un regain de lasciveté ? Serait-il à nouveau emprunt aux bassesses de la chair ?
Le Majordome. Mieux encore, il devient philosophe.